Avec le temps va....

Les jours et les mois avaient passé.
Avaient-ils pour autant
atténuer ma douleur? Je ne saurais le dire. Peut-être l’avaient ils
rendu moins fréquente, mais elle était toujours là poignante comme au
premier jour.

Iryllia avait disparu.

Je comprenais
maintenant ce que pouvait ressentir un capitaine de bateau perdu dans
la nuit, sans phare, sans boussole, sans ciel étoilé pour le guider… et
encore je suis sûr que ma peine était cent fois plus lourde que sa
détresse.
J’avais connu de profondes blessures, subi des défaites,
des raclées, enduré des souffrances pour gagner des combats, mais tout
cela n’était pas comparable à ce que je vivais depuis son départ.

Rien n’avait plus de sens, rien n’avait plus d’odeur, rien n’avait plus de couleur.

Mes
amis vivaient leur propre vie et ce n’était pas à eux de m’offrir du
réconfort, même les combats ne m’apportaient plus de joies et de
plaisir.

[…]

Je passai donc de longs mois seul, là haut
dans les monts enneigés d’Asteagan. Passés les premiers jours de grande
tristesse, ce fut vraiment l’apathie qui me gagna au fil du temps. Rien
ne m’intéressait plus. Je restai là immobile assis sur mon rondin,
regardant dans le vide, jouant parfois quelques mélodies avec ma flûte,
me nourrissant du minimum.

Les mois passèrent ainsi. Il
m’arrivait parfois de sortir de cette inactivité, comme si je me
réveillais d’un long sommeil, pour constater que je n’avais pas bougé
depuis des jours, que plusieurs centimètres de neige recouvraient ma
peau et que mon corps tremblait de froid. Je me levais alors
péniblement, partais chercher quelques morceaux de bois pour me
réchauffer et regagnais mon rondin.

[…]

Et puis un jour,
alors que je me grattai la barbe, je constatai que celle-ci était
longue, vraiment très longue, plus longue que je ne l’avais jamais eu.
J’eus alors un sourire en pensant à mon vieil ami le Roi Des Ivrognes.
C’était le personnage avec la plus longue barbe que j’avais connu,
accessoirement il avait aussi la plus grosse descente de bières qu’on
puisse imaginer et un rire gras qui transpirait la bonne humeur.

Je
pris alors conscience que plusieurs mois avaient passé. Le temps
n’irait pas plus vite ici-même qu’en bas dans ce monde étrange qu’était
les Terres d’Alidhan. Ma peine y serait peut être moins lourde à porter
et où qu’elle soit aujourd’hui Iryllia n’aimerait pas me voir si
apathique.

D’un pas lent et mal assuré, je pris donc la route.
D’un geste du pied, je poussai le rondin qui m’avait servi de siège
pendant de longs mois dans le feu qui crépitait encore. Je traversai
Asteagan, Gonk, Brosems, la Faille, Mérulik pour finalement arriver à
la tanière des Ermites.

Rien n’avait changé et pourtant tout
avait changé. Les routes et les villes étaient les mêmes, mais ce
n’était plus les mêmes visages que j’avais connu avant. J’appris que
des anciens amis avaient disparu. Finalement je devais avoir plus
d’amis de l’autre côté de la vie que de ce côté ci.

J’étais moi-même un vestige d’une époque révolue.

Je
regardai mes mains : elles étaient toutes ridées. Mon armure semblait
avoir connu plus de batailles qu’elle n’aurait dû, ma lame bien
qu’encore bien affûté était parcourue d’entailles liées aux combats. Et
puis tout mon corps ne semblait plus avoir la vigueur des années
passées. Mon dos me faisait souffrir, mes jambes me paraissaient plus
lourdes, mes bras ne semblaient plus pouvoir soulever ma lame avec
autant de facilité qu'avant…

Je pris alors conscience d’une
chose : j’étais devenu vieux. L’âge et les années de guerre m’avaient
épuisé, affaibli, mais le monde autour de moi semblait ne pas subir le
poids des âges. Il y avait toujours plus de combattants, des
combattants toujours plus aguerris, toujours plus vigoureux.
Je me
demandai si ce monde était encore le mien, ou plutôt si j’avais encore
ma place dans ce monde en guerre perpétuelle. Je ne tiendrai plus des
années, un mauvais combat et je pouvais trépasser. Mon habilité au
combat n’était probablement plus la même qu’avant, mes esquives moins
assurées, mes attaques moins performantes.

A la tanière des
Ermites, j’aperçus encore des nouveaux venus, des combattants
fraîchement débarqués, avec l’envie d’en découdre, de progresser. Ils
ne tarderaient pas à devenir beaucoup plus puissant que je ne le fus
jamais, et ce devait être pareil du côté de mes ennemis.

«
Chacun son tour » pensais-je en les regardant partir au combat ou
s’entraîner. J’avais connu mon lot de guerre et de batailles. A eux les
assauts courageux, les aventures dangereuses, les combats perdus
d’avance et les lauriers des victoires. Pour ma part, je saurais me
défendre s’il fallait, mais je n’avais plus envie de me battre pour des
causes perdues.

D’un geste je saluais les Ermites qui se
trouvaient là, puis je partis retrouver mes vieux amis les Ascètes. Sur
le chemin, je pensais de nouveau à Iryllia. Ce n’est pas de la peine
qui vint en moi, mais un sourire. Je pensais qu’elle rirait bien en me
voyant ainsi vieux et usé au milieu de toute cette folie.